15. De Mal En Pis

Luke avait passé la plus grande partie de la nuit dans la Salle des Accords à observer la lune qui progressait dans le ciel au-delà de la verrière, telle une pièce d'argent roulant sur une table en verre. Une fois qu'elle eut atteint son apogée, il sentit sa vue et son odorat s'aiguiser alors même qu'il avait conservé sa forme humaine. A présent, par exemple, il flairait la suspicion dans la salle, mêlée à des relents de peur. Il ressentait l'inquiétude permanente tenaillant les loups de sa meute, restée dans la forêt de Brocelinde, qui faisaient les cent pas sous les arbres dans l'attente de ses nouvelles.

La voix perçante d'Amatis le tira de sa rêverie.

— Lucian !

Au prix d'un effort, Luke reporta son attention sur la situation présente. Un petit groupe hétéroclite s'était rassemblé pour écouter son plan. Ils étaient moins nombreux que ce qu'il avait espéré. La moitié d'entre eux étaient de vieilles connaissances : les Penhallow, les Lightwood, les Ravenscar. Quant aux autres, il venait de les rencontrer, qu'il s'agisse des Monteverdo qui dirigeaient l'Institut de Lisbonne et s'exprimaient moitié en anglais moitié en portugais, ou de Nasreen Chaudhury, la responsable peu amène de l'Institut de Bombay. Son sari vert sombre était rebrodé de runes argentées si brillantes que Luke tressaillait chaque fois qu'elle s'approchait trop près de lui.

Franchement, Lucian ! s'exclama Maryse Lightwood.

Le chagrin et l'épuisement avaient creusé les traits de son petit visage blême. Luke ne s'attendait pas qu'elle et son mari soient présents, mais ils avaient accepté de venir dès qu'il leur avait fait part de son projet. Il leur était reconnaissant d'être là, même si la peine rendait Maryse plus irritable que d'ordinaire.

C'est toi qui nous as réunis ici. Le moins que tu puisses faire, c'est d'être attentif.

Il nous écoute.

Amatis était assise en tailleur, dans une posture de jeune fille, mais son visage était celui de la détermination.

Ce n'est pas sa faute si on tourne en rond depuis une heure.

Et on continuera à tâtonner jusqu'à ce qu'on soit parvenus à une solution, déclara Patrick Penhallow d'une voix tendue.

Avec tout le respect que je vous dois, Patrick, il n'existe peut-être pas de solution à notre problème intervint Nasreen. Tout ce que nous pouvons espérer, c'est un plan.

Un plan qui n'aboutisse ni à l'assujettissement de notre peuple ni... s'emporta Jia, l'épouse de Patrick, avant de se mordre la lèvre.

Comme sa fille Aline, qui lui ressemblait beaucoup, Jia était mince et jolie. Luke se souvenait que Patrick avait fui à Pékin pour l'épouser. Son départ avait causé un énorme scandale, car il était censé convoler avec une jeune fille que ses parents lui avaient choisie à Idris. Mais Patrick n'avait jamais aimé qu'on lui dicte sa conduite, et Luke le respectait pour cela.

    Ni à une alliance avec les Créatures Obscures ? lança Luke. J'ai bien peur qu'il n'y ait pas d'autre alternative.

    Ce n'est pas le problème, et tu le sais, répliqua Maryse. C'est cette histoire de sièges au Conseil qui nous préoccupe. L'Enclave n'y consentira jamais. Quatre sièges...

    Non, pas quatre. Un pour chacun de nous : le Petit Peuple, les Enfants de la Lune et les Enfants de Lilith.

    Les fées, les lycanthropes et les sorciers, résuma le senhor Monteverde de sa voix douce. Et qu'en est-il des vampires ?

    Ils ne m'ont rien promis, admit Luke. Et je ne leur ai rien fait miroiter non plus. Ils ne me semblent pas pressés de rejoindre le Conseil ; ils n'aiment pas beaucoup mon peuple, et ne sont pas non plus très adeptes des règles et des réunions. Mais la porte reste ouverte s'ils devaient changer d'avis.

    Malachi et sa clique ne seront jamais d'accord, et nous n'aurons probablement pas assez de voix sans leur appui, marmonna Patrick. En outre, sans les vampires, nous n'avons aucune chance

    Détrompe-toi ! s'écria Amatis, qui semblait encore plus convaincue par le plan de Luke que lui-même. Il y a beaucoup de Créatures Obscures prêtes à se battre à nos côtés. Elles feront des alliés puissants. Rien que les sorciers...

La senhora Monteverde se tourna vers son mari en secouant la tête.

Ce plan est insensé. Ça ne marchera jamais. On ne peut pas se fier aux Créatures Obscures.

Il a bien fonctionné pendant l'Insurrection, objecta Luke.

La femme fit la grimace.

C'est seulement parce que, alors, Valentin se battait aux côtés d'une armée d'imbéciles. Là, c'est de démons qu'il s'agit. Et qui nous dit que les membres de son ancien Cercle n'accepteront pas de le rejoindre à la seconde où il les appellera ?

    Surveillez vos paroles, senhora, grommela Robert, Lightwood.

C'était la première fois qu'il prenait la parole depuis le début de la réunion. Pendant la majeure partie de la soirée, il était resté prostré. Son visage était creusé de rides ; Luke aurait juré qu'elles n'étaient pas là trois jours plus tôt. Chacun de ses gestes, ses épaules raides, ses poings serrés attestaient de son calvaire; Luke n'avait jamais beaucoup aimé Robert Lightwood, et pourtant la vue de cet homme massif ravagé par le chagrin lui serrait le cœur.

Si vous croyez que je vais me rallier à Valentin après ce qu'il a fait à mon fils...

Robert, murmura Maryse en posant la main sur le bras de son époux.

    Si nous ne le rejoignons pas, alors tous nos enfants mourront, déclara le senhor Monteverde.

    Si c'est là votre conclusion, alors que faites-vous ici ? lança Amatis en se levant. Je croyais qu'on s'était mis d'accord...

« Moi aussi. » Luke avait la tête lourde. « C'est toujours le même refrain avec ces gens-là, songea-t-il. Un pas en avant, un pas en arrière. » Ils étaient aussi belliqueux que les Créatures Obscures entre elles. Si seulement ils pouvaient s'en apercevoir ! Peut-être aurait-il mieux valu qu'ils règlent leurs luttes intestines par la violence, comme les loups de sa meute...

Soudain, il décela du mouvement du côté de la porte de la Grande Salle. Cela ne dura qu'une seconde, et si la pleine lune n'avait pas été proche, il n'aurait peut-être pas vu ni reconnu la silhouette qui était passée furtivement devant la porte. L'espace d'un instant, il crut que son imagination lui jouait des tours. Parfois, lorsqu'il était fatigué, il croyait voir Jocelyne dans les jeux d'ombre et de lumière sur les murs.

Mais, en l'occurrence, ce n'était pas Jocelyne. Luke se leva.

    Je vais prendre l'air cinq minutes. Je reviens.

Il sentit leur regard peser sur lui tandis qu'il se dirigeait vers la porte. Le senhor Monteverde parla en portugais à l'oreille de sa femme ; Luke saisit le mot lobo - « loup » - dans son flot de paroles. « Ils doivent s'imaginer que je vais courir en cercle en hurlant à la lune. »

Dehors, l'air était glacial et le ciel gris ardoise rougeoyait à l'est. L'aube teintait de rose l'escalier de marbre menant à la Grande Salle. Jace l'attendait au milieu des marches. En voyant ses vêtements de deuil, Luke eut un choc ; ils lui rappelèrent les pertes qu'ils venaient de subir et qu'ils subiraient à nouveau.

    Qu'est-ce que tu fais ici, Jonathan ?

Jace ne réagit pas, et en son for intérieur Luke maudit sa négligence : Jace détestait qu'on l'appelle Jonathan et répondait généralement à ce prénom par des protestations véhémentes. Cette fois, cependant, il ne parut pas s'en soucier. L'expression lugubre de son visage reflétait celle des adultes rassemblés dans la salle. Bien qu'il fût encore à un an de la majorité légale instaurée par l'Enclave, il avait déjà été témoin de plus d'horreurs dans sa courte vie que la plupart des grandes personnes.

    Tu cherches tes parents ?

    Tu veux dire les Lightwood ? (Jace secoua la tête.) Non, c'est à toi que je voulais parler.

    C'est au sujet de Clary ? Il lui est arrivé quelque chose ?

    Elle va bien.

    Alors qu'y a-t-il ?

Jace jeta un regard vers la porte.

    Comment ça se passe là-dedans ? On progresse ?

Pas vraiment, admit Luke. Même s'ils n'ont aucune intention de capituler devant Valentin, la perspective d'accepter des Créatures Obscures au Conseil leur paraît encore moins réjouissante. Et sans la promesse de sièges, mon peuple refusera de se battre.

Les yeux de Jace étincelèrent.

Cette idée ne va pas du tout plaire à l'Enclave.

On ne leur demande pas de l'aimer mais de choisir une alternative au suicide.

Ils essaieront de gagner du temps. À ta place, je leur fixerais un délai pour se décider. L'Enclave adore les délais.

Luke ne put s'empêcher de sourire.

    Tous les combattants que je pourrai rassembler atteindront la Porte du Nord au crépuscule. Si l'Enclave consent à se battre à leurs côtés, ils entreront dans la ville. Le cas échéant, ils rebrousseront chemin. Je ne pouvais pas repousser davantage leur venue ; ça leur laisserait à peine le temps de regagner Brocelinde d'ici minuit.

Jace émit un sifflement.

    Du grand spectacle ! Tu espères que la vue de toutes ces Créatures Obscures va inspirer l'Enclave ou l'effrayer ?

    Un peu des deux, sans doute. Un grand nombre de ses membres vivent dans des Instituts, comme toi : ils sont beaucoup plus habitués à côtoyer des Créatures Obscures. Ce sont les natifs d'Idris qui m'inquiètent. En voyant toutes ces Créatures Obscures à leurs portes, ils risquent de céder à la panique. D'un autre côté, il faut leur rappeler à quel point ils sont vulnérables.

Jace jeta un coup d'œil aux ruines calcinées de la Garde, qui se détachaient telle une grosse cicatrice noire sur la colline dominant la ville.

    Je ne suis pas sûr qu'il soit nécessaire de leur rafraîchir la mémoire.

Puis, fixant Luke d'un air grave, il ajouta :

   J'ai quelque chose à te dire, et je veux pouvoir le faire en toute confiance.

Luke ne put dissimuler sa surprise.

    Pourquoi moi ? Pourquoi pas les Lightwood ?

   Parce que c'est toi qui commandes ici, tu le sait bien.

Luke hésita. Malgré sa propre fatigue, le visage pâle et épuisé de Jace l'émut. Il avait envie de prouver à ce garçon, qui avait été maintes fois trahi et utilisé par les adultes au cours de son existence, qu'il existait des grandes personnes sur lesquelles il pouvait s'appuyer,

    Soit.

    En outre, je compte sur toi pour tout expliquer à Clary.

    Lui expliquer quoi ?

    Les raisons de ma décision.

Les yeux de Jace semblaient immenses dans la lumière du levant ; il paraissait plus jeune, tout à coup.

   Je pars à la poursuite de Sébastien, Luke. Je sais comment le retrouver, et j'ai l'intention de le suivre pour qu'il me mène jusqu'à Valentin.

Luke laissa échapper une exclamation de surprise.

    Tu sais comment le retrouver ?

   Magnus m'a appris à utiliser une rune de filature quand je séjournais chez lui à Brooklyn. On a essayé de retrouver mon père au moyen de sa bague. Ça n'a pas marché, mais...

   Tu n'es pas un sorcier. Tu ne devrais pas recourir à des sortilèges de ce genre.

   C'est de runes qu'il s'agit. C'est par ce biais que l'Inquisitrice m'a suivi quand je suis allé voir Valentin sur son bateau. Tout ce qu'il me fallait pour que ça fonctionne, c'était un objet personnel de Sébastien.

   Mais on a déjà passé la maison des Penhallow au peigne fin ! Il n'a rien laissé derrière lui. Sa chambre était impeccable, probablement pour cette raison-là.

   J'ai trouvé son sang sur un bout de tissu. Ce n’est pas grand-chose mais ç'a suffi. J'ai essayé, ça marche.

   Tu ne peux pas te lancer aux trousses de Valentin tout seul, Jace. Je ne te laisserai pas faire.

   Tu ne pourras pas m'en empêcher. A moins que tu veuilles te battre ici même. Tu n'en sortirais pas vainqueur. Tu le sais aussi bien que moi.

Luke décela une inflexion étrange dans la voix de Jace, mélange de certitude et de dégoût de soi.

   Écoute, tu es peut-être déterminé à jouer les héros solitaires...

  Je n'ai rien d'un héros, l'interrompit Jace d'un ton égal, comme s'il se contentait d'énoncer de simples faits.

   Et les Lightwood ? Et Clary ?

      Tu crois que je n'y ai pas pensé ? À ton avis, pourquoi je fais tout ça ?

   Tu sais, je me rappelle ce que c'est d'avoir dix-sept ans. De s'imaginer qu'on peut sauver le monde, qu'il en va de notre devoir...

   Regarde-moi ! s'exclama Jace. Tu vois un garçon de dix-sept ans comme les autres ?

Luke soupira.

   Tu es unique en ton genre, il faut bien l'admettre.

   Maintenant, vas-y : dis-moi que mon projet est irréalisable.

Comme Luke ne répondait pas, Jace poursuivit :

Ton plan est bon, jusqu'ici. Lever une armée de Créatures Obscures, affronter Valentin jusqu'aux portes d'Alicante. C'est toujours mieux que de rester les bras croisés. Mais il s'attend à tout ça. Vous ne l'aurez pas par surprise. Moi si. Je... je pourrais. Il ignore peut-être que Sébastien est suivi. C'est une chance, pour commencer, et on doit saisir toutes celles qui se présentent.

Tu as peut-être raison. Mais même toi, tu ne peux pas porter ce poids tout seul sur tes épaules.

Tu ne comprends pas... ça ne peut être que moi, protesta Jace d'une voix où perçait le désespoir. Même si Valentin découvre qu'il est suivi, il me laissera sans doute l'approcher d'assez près.

Et ensuite ? Qu'est-ce que tu comptes faire ?

Le tuer, bien sûr.

Luke observa Jace. Il aurait aimé être capable de voir Jocelyne dans son fils comme il la voyait dans Clary, mais Jace était encore et toujours lui-même : secret, solitaire, unique.

Tu t'en sens capable ? Tu pourrais tuer ton propre père ?

Oui, répondit le garçon, d'une voix lointaine comme un écho. Et c'est là que tu vas me dire que je ne peux pas le tuer parce que, après tout, c'est mon père, et que le parricide est un crime impardonnable ?

Non. Ma seule objection est la suivante : es-tu sûr d'en être capable ?

Luke s'aperçut, à sa propre stupéfaction, qu'une part de lui-même avait déjà accepté la décision de Jace, et qu'il le laisserait partir.

Tu ne peux pas pourchasser Valentin tout seul et faiblir au dernier moment.

Oh, fit Jace, j'en suis capable.

Il baissa les yeux vers la place qui, la veille encore, était jonchée de cadavres.

Mon père m'a fait tel que je suis. Et je le hais pour ça. Je peux le tuer, crois-moi. Il m'en a donné la capacité.

Luke secoua la tête.

Quelle qu'ait été ton éducation, tu l'as dépassée, Jace. Il ne t'a pas corrompu... 

Non, il n'a pas eu à le faire.

Jace observa le ciel zébré de bleu et de gris ; dans les arbres qui bordaient la place, les oiseaux commençaient à faire entendre leurs chants matinaux.

Je ferais mieux d'y aller.

Tu veux que je transmette un message aux Lightwood ?

Non, ne leur dis rien. Ils t'en voudraient s'ils apprenaient que tu étais au courant de mes projets et que tu n'as pas essayé de m'arrêter. J'ai laissé un mot. Ils comprendront.

Alors pourquoi...

Pourquoi je suis venu te raconter tout ça ? Parce que je veux que tu gardes à l'esprit, tout en établissant le plan de bataille, que je cherche Valentin. Si je le retrouve, je te le ferai savoir. (Un sourire éclaira brièvement son visage.) Tu n'as qu'à me considérer comme un plan de secours.

Luke serra la main du garçon.

Si ton père était différent, il serait fier de toi.

Jace sembla surpris, ses joues s'empourprèrent pendant une fraction de seconde, et il retira sa main d'un geste brusque.

    Si tu savais... marmonna-t-il avant de se mordre la lèvre. Aucune importance. Bonne chance, Lucian Graymark. Ave atque vale.

    Espérons que ce ne sont pas de vrais adieux, observa Luke.

Le soleil se levait à présent et, comme Jace redressait la tête en plissant les yeux à cause de la lumière, Luke fut frappé par l'expression de son visage, où la vulnérabilité le disputait à un orgueil buté.

    Tu me rappelles quelqu'un, dit-il sans réfléchir. Quelqu'un que j'ai côtoyé il y a des années.

    Je sais, répliqua Jace avec amertume. Je te rappelle Valentin.

    Non, fit Luke avec étonnement, mais comme Jace se détournait, la ressemblance se dissipa et les fantômes du passé disparurent. Non, je ne pensais pas à Valentin.

 

 

A la seconde où Clary s'éveilla, elle sut que Jace n'était plus là avant même d'avoir ouvert les yeux. Sa main toujours en travers du lit rencontra le vide. Elle se redressa lentement, le cœur serré.

Il avait dû tirer les rideaux avant de s'en aller, car la fenêtre était ouverte et les rayons du soleil zébraient le lit. Clary s'étonna que la lumière du jour ne l'ait pas réveillée. D'après la position du soleil, ce devait être l'après-midi. Elle avait la tête lourde et les yeux qui pleuraient. C'était peut-être parce qu'elle n'avait pas fait de cauchemars la veille pour la première fois depuis longtemps et qu'elle rattrapait son sommeil en retard.

En se levant, elle remarqua une feuille de papier pliée sur la table de nuit. Elle l'ouvrit, le sourire aux lèvres - Jace avait donc laissé un mot ? - et un objet lourd tomba à ses pieds. Surprise, elle sursauta, crut pendant un instant qu'il s'agissait d'une chose vivante. En se baissant pour le ramasser, elle reconnut la chaîne et l'anneau en argent que Jace portait autour du cou. La bague de sa famille. Elle l'avait rarement vu sans. Une bouffée d'angoisse la submergea.

Elle parcourut en hâte les premières lignes du message :

 

Malgré tout, je ne supporte pas l’idée que cet anneau se perde, de même que je ne peux me résoudre à ne plus jamais te voir. Or, si je n'ai pas le choix sur ce dernier point, je peux au moins prendre une décision concernant le premier.

 

Le reste de la lettre se fondit en un amas de mots sans signification ; elle dut la relire plusieurs fois pour la déchiffrer. Quand elle eut terminé, elle resta un long moment les yeux fixés sur la feuille de papier qui tremblait dans ses mains. Elle comprenait maintenant pourquoi Jace avait épanché son cœur. Quoi de plus naturel lorsqu'on croit qu'on ne reverra plus jamais sa confidente ?

Elle ne se souvint pas par la suite d'avoir pris une décision quelconque. Elle se rappela juste avoir dévalé l'escalier, dans sa tenue de Chasseuse d'Ombres, la lettre dans une main, après avoir passé en hâte la chaîne autour de son cou.

Le salon était vide, le feu dans l'âtre n'était plus qu'un tas de cendres, mais des voix et une odeur agréable lui parvenaient de la cuisine éclairée. « Des pancakes?» songea-t-elle avec étonnement. Elle n'aurait jamais imaginé qu'Amatis sache les préparer.

Et elle avait raison. En entrant dans la cuisine, Clary ouvrit de grands yeux : Isabelle, ses longs cheveux soyeux rassemblés sur la nuque, se tenait devant le fourneau, un tablier noué autour de la taille et une cuillère à la main. Simon était assis sur la table derrière elle, les pieds appuyés sur une chaise, tandis qu'Amatis, qui ne semblait pas disposée à le chasser de son perchoir, était adossée au comptoir, et sembla beaucoup s'amuser.

Isabelle agita sa cuillère en direction de Clary.

Bonjour ! Un petit-déj', ça te tente ? Bien que ce soit plutôt l'heure du déjeuner.

Muette de surprise, Clary se tourna vers Amatis, qui haussa les épaules.

Ils viennent de débarquer, ils ont insisté pour s'occuper du petit-déjeuner, et je dois admettre que je ne suis pas très bonne cuisinière.

Clary pensa à la soupe immonde qu'Isabelle avait préparée à l'Institut et réprima un frisson.

    Où est Luke ?

    Dans la forêt de Brocelinde, avec sa meute. Tout va bien, Clary ? Tu as l'air un peu...

    Hagard, intervint Simon. Ça va, tu es sûre

Pendant un bref moment, Clary ne trouva pas de réponse. «Ils viennent de débarquer», avait dit Amatis. Cela signifiait donc que Simon avait passé la nuit avec Isabelle. Elle lui jeta un regard incrédule. Il n'avait pas l'air changé.

— Oui, répondit-elle enfin. Il faut que je parle à Isabelle.

Le moment était mal choisi pour se préoccuper de la vie amoureuse de Simon.

— Vas-y, je t'écoute, lança la cuisinière en retournant au fond de la poêle une masse informe que Clary soupçonnait d'être un pancake.

— Je préférerais en privé.

Isabelle fronça les sourcils.

— Ça ne peut pas attendre ? J'ai presque fini...

    Non, décréta Clary et, en entendant le ton de sa voix, Simon se leva brusquement.

    Bon, on vous laisse tranquilles. (Se tournant vers Amatis, il ajouta :) Vous pourriez peut-être me montrer ces photos de Luke quand il était bébé.

    Oui, pourquoi pas ? répondit Amatis en jetant un regard inquiet à Clary avant de quitter la pièce derrière Simon.

Isabelle secoua la tête tandis que la porte se refermait sur eux. Le petit poignard qui retenait ses cheveux sur sa nuque étincela dans la lumière : malgré le tableau vivant qu'elle offrait de la parfaite maîtresse de maison, elle demeurait une Chasseuse d'Ombres.

— Si c'est au sujet de Simon...

    Non, c'est à propos de Jace. Lis ça, dit Clary en tendant la feuille de papier à Isabelle.

Avec un soupir, elle alla s'asseoir avec la lettre à la main. Clary prit une pomme dans la corbeille et s'installa à l'autre bout de la table pendant qu'Isabelle lisait en silence. Au bout de quelques secondes, elle leva les yeux, l'air perplexe.

  C'est assez personnel. Tu es sûre que je devrais la lire ?

« Sans doute pas », songea Clary. Elle-même ne se rappelait même plus du contenu de la lettre. Dans d'autres circonstances, elle ne l'aurait pas montrée à Isabelle, mais son inquiétude au sujet de Jace balayait toute autre préoccupation.

    Lis-la jusqu'au bout.

Isabelle obéit. Quand elle eut terminé, elle reposa la lettre sur la table.

    Ça ne m'étonne pas de lui, tiens.

  Tu vois, hein ? Il n'a pas dû aller bien loin, il faut qu'on le rattrape et...

Clary s'interrompit.

    Comment ça ? Pourquoi ça ne t'étonne pas ?

Isabelle repoussa une mèche de cheveux derrière son oreille.

  Depuis la disparition de Sébastien, tout le monde ne parle que de partir à sa recherche. J'ai passé sa chambre au peigne fin chez les Penhallow pour trouver un indice... Rien. J'aurais dû me douter que, si Jace mettait la main sur un objet susceptible de l'aider à retrouver la trace de Sébastien, il filerait sans une explication.

Elle se mordit la lèvre.

  Il aurait au moins pu emmener Alec avec lui. Il ne va pas être content.

  Alors tu crois qu'Alec acceptera de le retrouver ? demanda Clary avec un regain d'espoir.

  Clary, fit Isabelle d'un ton où perçait l'exaspération. Comment veux-tu qu'on le retrouve ? On n'a pas la moindre idée de la direction qu'il a prise.

  Il doit exister un moyen de...

  On peut essayer de le traquer. Mais Jace est malin. Il a dû penser à brouiller les pistes.

Une rage froide envahit Clary.

  On dirait que tu t'en moques qu'il se soit lancé dans une mission suicide ! Il ne pourra pas vaincre Valentin tout seul !

  Probablement pas, admit Isabelle. Mais j'imagine que Jace a de bonnes raisons de...

  De quoi ? De vouloir mourir ?

  Clary ! s'exclama Isabelle tandis qu'un éclair de colère traversait son regard. Tu t'imagines que nous, par contre, on est en sécurité ? On risque tous de mourir ou d'être réduits en esclavage. Tu vois Jace rester les bras croisés en attendant la catastrophe ?

  Ce que je vois, moi, c'est qu'il est ton frère au même titre que Max. Et lui, tu te souciais bien de ce qu'il pouvait lui arriver !

Clary regretta ses paroles instantanément. Isabelle devint livide.

    Max était un petit garçon, objecta-t-elle en s'efforçant de maîtriser sa fureur. Jace est un Chasseur d'Ombres, un guerrier. Si on doit combattre Valentin, tu crois qu'Alec ne participera pas à la bataille ? Depuis la nuit des temps, c'est notre lot à tous de mourir pour une cause si elle en vaut la peine. Valentin est le père de Jace. C'est sans doute lui qui a le plus de chances de l'approcher...

    Valentin tuera Jace s'il le doit. Il ne l'épargnera pas.

    Je sais.

    Mais tout ce qui compte, c'est qu'il meure en héros ? Il ne va même pas te manquer ?

    Il me manquera tous les jours de ma vie, qui, si Jace échoue - regardons les choses en face -, ne devrait pas se prolonger plus d'une semaine.

Elle secoua la tête.

    Tu ne comprends pas ce que c'est d'être toujours en guerre et de grandir avec la notion de sacrifice, Clary. Ce n'est pas ta faute, j'imagine. C'est comme ça qu'on nous a élevés...

Clary leva les bras au ciel.

    Mais si, je comprends ! Je sais que tu ne m'aime pas, Isabelle. Je ne suis qu'une Terrestre à tes yeux.

    Tu penses que c'est ça, la raison ?

Isabelle s'interrompit, les yeux brillants de larme.

    Décidément, tu n'as rien compris, reprit-elle. Tu connais Jace depuis quoi, un mois ? Moi, ça fait sept ans. Et pendant toutes ces années, je ne l'ai jamais vu tomber amoureux ni même avoir le béguin pour quelqu'un. Il est sorti avec des filles, ça oui. Elles s'amourachaient de lui, mais il s'en fichait. Je pense que c'est pour ça qu'Alec a cru...

Immobile comme une statue, Isabelle se tut de nouveau. « Elle s'efforce de ne pas pleurer », songea Clary étonnée. Isabelle, qui ne versait pourtant jamais une larme.

    Je m'en suis toujours inquiétée, et ma mère aussi. C'est vrai, ça n'existe pas, un adolescent qui n'a jamais d'amourette ! C'était comme si, en ce qui concernait les autres, il était toujours un peu absent. Peut-être que ce qui s'est passé avec son père l'avait en quelque sorte traumatisé, peut-être qu'il était incapable d'aimer quelqu'un. Si seulement je savais ce qu'il lui est vraiment arrivé... Mais je n'en penserais pas moins, sans doute. Qui ne serait pas traumatisé par un passé pareil ? Puis tu es entrée dans sa vie et il s'est comme réveillé. Tu ne t'en es pas aperçue parce que tu ne le connaissais pas avant. Mais moi, je l'ai vu. Hodge et Alec aussi... A ton avis, pourquoi il te haïssait autant ? Tout a changé dès l'instant où tu as fait irruption dans notre existence. C'était peut-être incroyable que tu puisses nous voir mais, à mes yeux, ce qui l'était encore davantage, c'était que Jace t'ait vue, lui aussi. Il n'a pas cessé de parler de toi pendant tout le trajet du retour à l'Institut; il a persuadé Hodge de l'envoyer te chercher. Et une fois qu'il t'a ramenée, il n'a plus voulu que tu partes. Dès que tu entrais dans une pièce, il te dévorait des yeux... Il était même jaloux de Simon. Je ne suis pas sûre qu'il s'en soit aperçu, mais il était jaloux. Ça crevait les yeux. Jaloux d'un Terrestre. Il a accepté de t'accompagner à l'hôtel Dumort et d'enfreindre la Loi, tout sa pour sauver un Terrestre qu'il n'appréciait même pas. Il l'a fait pour toi. Parce que, s'il était arrivé quelque chose à Simon, tu en aurais eu le cœur brisé. Tu étais la première personne, en dehors de notre famille, dont le bonheur comptait pour lui. Parce qu'il t'aimait.

Mais c'était avant...

Avant qu'il apprenne que tu étais sa sœur. Je sais. Je ne t'en veux pas. Tu ne pouvais pas savoir. Et Je suppose que tu ne pouvais pas faire autrement que te jeter au cou de Simon par la suite. J'ai pensé, une fois Jace au courant, qu'il passerait à autre chose, mais j'ai bien vu qu'il en était incapable. Je ne sais pas ce que lui a fait subir Valentin quand il était petit. J'ignore si c'est pour cette raison qu'il se comporte ainsi, ou si c'est seulement sa nature, mais il ne guérira pas de toi, Clary. Il en est incapable. Peu à peu, je ne supportais plus de te voir. Je ne tolérais plus qu'il te voie. C'est un peu comme ces blessures causées par le poison démoniaque : il faut les laisser cicatriser sans y toucher. Chaque fois qu'on ôte les bandages on rouvre la plaie. Chaque fois qu'il te voit, il souffre à nouveau.

    Je sais, murmura Clary. Tu crois que c'est facile pour moi ?

    Je n'en sais rien. J'ignore ce que tu ressens. Tu n'es pas ma sœur. Je ne te hais pas, Clary. J'ai même appris à t'aimer. Si c'était possible, je ne lui souhaiterais pas d'autre compagne que toi. Mais tu comprendras, j'espère, que, si par quelque miracle on s'en sort, j'aimerais que ma famille s'exile au bout du monde, histoire d'être sûre qu'on ne te reverra plus jamais.

Clary sentit les larmes lui picoter les yeux. Comme c'était bizarre d'être assise à cette table, face à Isabelle et de pleurer comme elle sur Jace pour des raisons à la fois très différentes et très semblables !

Pourquoi tu me dis tout ça maintenant ?Parce que tu m'accuses de ne pas vouloir protéger Jace. A ton avis, pourquoi j'étais si contrariée quand tu as débarqué chez les Penhallow ? Tu agis comme une étrangère vis-à-vis de notre monde ; tu restes dans les coulisses mais tu en fais partie. Tu es au centre de tout ça. On ne peut pas jouer éternellement les seconds rôles, Clary, pas quand on est la fille de Valentin. Pas quand Jace se mouille comme il le fait, et tout ça à cause de toi.

    A cause de moi ?

  Pourquoi aime-t-il autant prendre des risques ? A ton avis, pourquoi ça lui est égal de mourir ?

Les mots d'Isabelle blessaient Clary comme autant de poignards. «Je sais pourquoi. Il croit qu'il n'est pas vraiment humain... Mais je ne peux pas trahir son secret. »

  Il a toujours pensé que quelque chose clochait chez lui, reprit Isabelle. Désormais, par ta faute, il se croit maudit jusqu'à la fin de ses jours. Je l'ai entendu le dire à Alec. Pourquoi ne pas risquer sa vie si l'on n'y tient pas ? Pourquoi ne pas risquer sa vie si l'on sait qu'on ne sera jamais heureux, quoi qu'il arrive ?

    Isabelle, ça suffît.

La porte s'ouvrit sans un bruit et Simon apparut sur le seuil. Clary avait presque oublié à quel point son ouïe était devenue fine.

   Ce n'est pas la faute de Clary.

Le visage d'Isabelle s'empourpra.

   Reste en dehors de ça, Simon. Tu ne sais pas de quoi tu parles.

Simon entra dans la cuisine et ferma la porte derrière lui.

J'ai entendu la plus grande partie de votre conversation à travers le mur, lança-t-il d'un ton calme.

Tu prétends ne pas savoir ce que ressent Clary parce que tu ne la connais pas depuis longtemps. Eh bien, moi si. Si tu crois que Jace est le seul à souffrir, tu te trompes.

Un silence s'installa. La colère d'Isabelle retomba peu à peu. Clary crut entendre frapper à la porte d'entrée ; Luke, sans doute, ou Maia venue livrer du sang pour Simon.

Ce n'est pas à cause de moi qu'il est parti.

Son cœur se mit à battre la chamade. « Ai-je le droit de leur révéler le secret de Jace en son absence ? Est-ce que je peux leur confier la véritable raison de son départ ? » Presque malgré elle, les mots jaillirent de sa bouche.

Quand Jace et moi, nous sommes allés chercher le Livre Blanc au manoir des Wayland....

Elle s'interrompit au moment où la porte de la cuisine s'ouvrait à la volée. Amatis se planta sur le seuil, une expression étrange sur le visage. L'espace d'un instant, Clary crut y lire de l'effroi, et son sang ne fit qu'un tour. Mais ce n'était pas la peur qui se peignait sur les traits d'Amatis. A vrai dire, elle avait la même tête que le jour où Luke et Clary s'étaient présentés chez elle. La tête de quelqu'un qui a vu un fantôme.

    Clary, dit-elle à voix basse. Il y a une personne qui veut te voir…

Avant qu'elle ait pu finir sa phrase, quelqu'un s'engouffra dans la cuisine en la bousculant. Amatis recula, et Clary put examiner l'intrus : une femme mince, toute vêtue de noir. D'abord, Clary ne vit que sa tenue de Chasseuse d'Ombres, et faillit ne pas la reconnaître jusqu'à ce que ses yeux se posent sur son visage. Alors elle sentit son estomac remonter dans sa gorge comme quand Jace avait précipité leur moto du haut du toit de l'hôtel Dumort.

La femme devant elle était sa mère.